On entend souvent conseiller, dans les ateliers et les cours d’écriture, d’utiliser les fiches pour développer ses personnages. On appelle cela les fiches personnages et on les présente souvent comme des solutions miracles.
En réalité, avant de les utiliser, l’apprenti-auteur doit être informé que ces fiches peuvent devenir un outil aussi néfaste qu’utile. Nous ne saurions mieux mettre en garde contre leur utilisation qu’en restreignant bien leur champ d’action.
Devenir auteur est un parcours initiatique. Sur ce parcours, l’apprenti doit apprendre une chose fondamentale pour réussir ses personnages : il doit apprendre à réfléchir autrement que comme il le fait instinctivement, il doit apprendre à ressentir autrement, il doit apprendre à voir le monde autrement, il doit apprendre à avoir d’autres goûts, apprendre à avoir un autre âge et même un autre sexe. En d’autres termes, il doit apprendre à sortir de lui, il doit apprendre à être un autre, à être une autre.
L’auteur doit apprendre à être un autre.
C’est la seule manière de parvenir à créer une réelle polyphonie dans son récit, polyphonie indispensable pour faire croire à la réalité de sa fiction (sic). Rien de pire et de plus néfaste que d’entendre parler une seule voix dans une histoire.
Malheureusement, la capacité naturelle d’empathie n’est pas commune à tous les hommes et toutes les femmes — même si ces dernières sont naturellement mieux dotées —, rien ne prédispose à être capable d’être l’autre, d’être les autres, dans toute leur diversité.
Si ces fiches de personnages sont conseillées dans l’apprentissage, c’est justement pour tenter d’atteindre ce but, pour apprendre à penser différemment. Écrire le passé d’un de ses personnages, écrire — et donc ressentir — la façon dont il a vécu ce passé, écrire ce qu’il pense et sent, et pourquoi il le pense et le sent, permet d’ouvrir son esprit à l’autre, permet d’apprendre à penser différemment. Ce travail est indispensable pour la grande majorité des auteurs.
Cependant, ces fiches ont un coût, et font payer leur utilisation à prix fort. C’est certainement la raison pour laquelle les auteurs confirmés ne les utilisent pas, la raison pour laquelle, aussi, des réalisateurs comme David Cronenberg préfèrent tout ignorer de leurs personnages.
Le prix de ces fiches qui passent au crible chaque personnage, c’est le risque de connaitre son personnage mieux que ne le connaitra jamais son public. Et connaitre un personnage, c’est presque s’en faire un ami, c’est-à-dire, pour paraphraser Hervé Lauwick, quelqu’un que vous connaissez et que vous aimez quand même…
Cette formule, aussi amusante que profonde, représente un réel danger pour l’auteur, qui risque d’aimer ses personnages même lorsqu’ils ne sont pas aimables. Connaitre les raisons d’un meurtrier d’enfants, savoir qu’il est devenu violent suite aux sévices qu’il a connus pendant sa prime enfance, c’est déjà presque l’excuser, c’est en tout cas le comprendre et peut-être le plaindre, faire preuve de compassion envers lui. L’auteur qui connaitra ces raisons plaindra son personnage, le public qui les ignore le détestera comme on peut détester un homme qui intente à la vie d’enfants.
Même si cet exemple est extrême, l’auteur doit comprendre qu’en faisant des fiches sur ses personnages il s’écarte trop de la position de son lecteur, de son spectateur ou de son auditeur. L’auteur perd alors trop en lucidité, il perd tout recul pour mesurer l’impact réel que son personnage aura sur le public. Perdant cette lucidité, il sera incapable de mener à bien son récit, car incapable de rendre claires les motivations, les raisons, les peurs, les espoirs, tout ce qui engendre l’ensemble des actions et des réactions qui tissent les intrigues.
C’est la raison pour laquelle ces fiches personnages doivent être réservées à l’apprentissage de l’écriture, aux exercices d’écriture. Elles doivent être abandonnées dans le travail de création afin que l’auteur puisse se concentrer exclusivement sur les éléments, les caractéristiques, qui seront réellement partagés avec le public dans l’histoire racontée.
L’auteur, en d’autres termes, doit se garder le mieux possible d’en savoir plus que le public sur chacun de ses personnages. Et il doit renoncer, dans sa création, à l’utilisation de ces fiches personnages indispensables à sa formation.