La collection Narration

Le temps béni du bonhomme patate

Note : tous ceux qui parviennent sans problème au bout de leur manuscrit, de leur scénario, tous ceux qui écrivent et achèvent sans se poser de questions peuvent passer cette partie.

Un enfant de trois ans est capable de mener un projet artistique à son terme. Il attrape ses crayons, une page blanche, parfois plusieurs, et se lance à l’aventure. Il en ressort un peu plus tard avec son dernier chef-d’œuvre entre les mains.

Qu’est-ce qui fait qu’il n’y parvienne plus quelques années plus tard ? Qu’est-ce qui a changé ? Qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui il renonce, il laisse un projet en friche pour passer au suivant, sans jamais en achever un seul ? Pourtant, l’enfant devenu grand le sait confusément : impossible de devenir auteur sans jamais achever la moindre histoire.

Être auteur, c’est achever ses histoires.

Ce que l’on peut voir d’abord pour tenter de comprendre, c’est que l’enfant de trois ans, lui, avance, sans perdre de temps à penser à la qualité de ce qu’il fait. Il ne perd pas non plus son temps et son énergie à penser à la difficulté de ce qu’il fait. Il fait, c’est tout. Il dessine son bonhomme patate, c’est tout. Il ne perd pas son temps et son énergie à se demander s’il est capable ou non de dessiner ce qu’il ressent, s’il est capable ou non de représenter un corps humain. Il ne perd pas non plus son temps et son énergie à comparer son bonhomme patate à celui du voisin, surtout si son voisin s’appelle Michel-Ange ou Picasso. Il fait, c’est tout. Il fait. Et il prend simplement plaisir à faire.

Créer, c’est prendre plaisir à faire.

Pour ceux qui n’y parviennent pas, créer aujourd’hui, ça devrait être cela : retrouver ce temps béni du bonhomme patate, du bonhomme têtard.

Qu’est-ce qui a changé ?

Si l’on interroge ceux qui ne parviennent plus à retrouver ce temps béni, on obtient deux réponses récurrentes qui conduisent aux deux raisons principales :

Chacun connait cette raison-là : la dévalorisation dont on peut être plus ou moins victime à l’enfance, ces petites phrases anodines pour ceux qui les émettent mais assassines pour la créativité de l’enfant. Plus encore, elles altèrent profondément le jugement de la personne sur elle-même.

Et l’orgueil se charge de faire le reste. Il est étonnant de remarquer à quel point même les gens se prétendant les moins orgueilleux font preuve d’orgueil dès qu’il s’agit de création. Même débutants, même sans l’avouer, ils voudraient produire quelque chose qui ressemble à ce que font les grands génies de leur art. Un orgueil stimulé par l’école qui encourage à produire d’un seul coup et sans erreur.

Or, l’orgueil de vouloir réussir du premier coup un travail parfait conduit fatalement au sentiment d’échec et à la mésestime de soi. Parce qu’aucune œuvre, et encore moins les plus grandes, ne s’est jamais créée de cette manière.

Le bonhomme patate

À ceux qui ne parviennent pas à écrire parce qu’ils se jugent ou se sentent jugés en permanence, disons d’abord que le meilleur remède à l’orgueil, c’est l’humilité. L’humilité de ne pas réussir du premier coup, l’humilité de commettre des erreurs, l’humilité de produire un travail peut-être moins élaboré et profond que ce que l’on espérait de soi.

Le remède à l’orgueil, c’est l’humilité.

Le vrai artiste fonctionne à l’humilité, pas à l’orgueil. Soyons juste : l’artiste fait preuve d’orgueil lui aussi, mais il ne s’en sert pas comme d’une arme qu’il retourne contre lui-même, il en use au contraire pour vaincre les difficultés. C’est dans ce sens-là, l’épée tournée vers l’avant, que vous devez pointer votre orgueil.

Mais au-delà de l’humilité indispensable, c’est un état qu’il faut retrouver. C’est l’état de cet enfant de trois ans qui crée sans se poser de questions. Il faut s’efforcer de retrouver ce temps béni du bonhomme patate. Ce temps béni où l’on se dessinait soi-même entre ses parents en quelques traits encore maladroits mais appliqués. Ce temps béni où l’on exprimait simplement ses sentiments et ses émotions et où l’on pensait créer une représentation réaliste du monde — et elle l’était en vérité !

On ne se posait pas alors de questions artistiques existentielles, on ne se posait pas de questions esthétiques, on n’émettait pas de jugement de valeur à tour de bras, on ne se posait peut-être même pas encore de questions sur le « comment faire ? ». On créait, voilà tout — c’est-à-dire : on exprimait ses émotions, on exprimait les perceptions de soi et de son environnement avec les moyens dont on disposait, c’est tout.

Et on le faisait avec passion, avec enthousiasme, comme une nécessité impérieuse, évidente. On s’exprimait parce qu’il n’y avait rien de plus naturel que de s’exprimer. Et cela se faisait avec la plus simple humilité, sans rien attendre de particulièrement exceptionnel.

Toute œuvre commence par un bonhomme patate

En conclusion, il est indispensable à celui qui ne parvient pas à achever d’accepter ses hommes patates, ses hommes têtards. Parce que toute œuvre commence par là.

Il y a deux idées dans cette idée. La première, c’est qu’apprendre à faire une œuvre digne de ce nom demande un apprentissage, de l’expérience, et qu’en conséquence les premiers travaux ressemblent et ressembleront toujours à des bonhommes patates. Il faut les laisser exister, ils sont incontournables, c’est par eux qu’on apprend. Un premier scénario n’a jamais donné un premier film. Un premier manuscrit ne donne qu’exceptionnellement un premier roman.

La seconde idée, c’est que toute œuvre, même le plus grand chef-d’œuvre, commence presque toujours par un bonhomme patate. Son germe, sa graine, est une bonhomme têtard. L’œuvre ne parvient pas à la conscience du créateur sous sa forme aboutie comme on le croit trop souvent. Même pour un Mozart ou un Hugo. Mozart raconte à son père qu’il “cherchait les petites notes qui s’aiment”, preuve indiscutable du travail qu’il accomplissait, de cette recherche nécessaire, de cette évolution. Il partait bien d’un bonhomme patate musical et améliorait son trait note après note.

Il faut l’accepter, accepter d’abord avec humilité que les premières œuvres soient des bonhommes têtards, et accepter ensuite que chaque nouvelle œuvre, de la première à la dernière, commencera toujours à ce niveau, quel que soit son niveau d’expérience1.

Il suffit d’accepter tout cela, et retrouver son enthousiasme d’enfant dans le simple plaisir du faire.

1  Il faut comprendre les raisons de ce phénomène : il se trouve que si l'expérience de l'artiste augmente à force de faire, son degré d'exigence augmente en proportion égale, parfois même plus vite. En conséquence, même lorsqu'il améliore son premier trait, le germe lui semble toujours être un début moins bon encore que le précédent. C'est une des raisons qui peuvent expliquer que plus le créateur avance dans son art et moins il crée vite.